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littérature italienne - Page 9

  • Merveilles

    « J’ai déjà raconté les merveilles des trains russes, les petites gares couleur de fraise ou de pistache où ils s’arrêtent, au milieu des forêts, leurs samovars fumants, la géométrie originale des couchettes et le pique-nique interminable mais bien ordonné que l’on consomme à bord des longs parcours, sous les yeux maternels d’une hôtesse qui veille à tout et arrange tout. Ce que je n’ai pas encore révélé, c’est la magnificence de leurs billets, aussi ornés que des billets de banque, affublés du nom pompeux de « documents de voyage », enfermés dans des étuis multicolores ; ce sont de parfaits souvenirs, avec votre auguste nom en lettres cyrilliques, les heures de départ et d’arrivée, le numéro de votre passeport et une infinité de données qui en font un document unique de votre existence. Seul le cachet du visa sur votre passeport peut rivaliser avec lui. » 

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    « J’ai reçu beaucoup plus que je n’ai donné. J’ai rencontré quelques salauds, mais les personnes que j’ai trouvées sur mon chemin étaient en grande majorité de braves gens. Beaucoup d’entre elles, surtout les plus pauvres, étaient promptes à offrir à l’étranger un toit sous lequel dormir et à lui faire un petit bout de conduite sur la route. Mais de toutes ces choses, les plus précieuses peut-être, il ne reste plus rien. Sauf des bribes de notes dispersées à travers sept carnets. Je me demande si je serai vraiment en mesure de restituer la densité humaine de ce voyage. »

    Paolo Rumiz, Aux frontières de l’Europe

     

  • Vertikalnaya Evropa

    L’Europe verticale : Paolo Rumiz, écrivain voyageur pour qui Trieste est davantage base que ville, la parcourt de l’Arctique à la Méditerranée dans Aux frontières de l’Europe (La frontiera orientale dell’Europa, traduit de l’italien par Béatrice Vierne). Un « véritable slalom géant aux confins orientaux de l’Union européenne » ou comme il l’écrit aussi dans « Après le voyage », synthèse qu’il commence à rédiger dans le train pour Odessa, trente-trois jours après son départ, « un parcours en zigzag sur la fermeture éclair de l’Europe », déjà six mille kilomètres au compteur (il lui en reste mille). 

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    Photo © Le Figaro

    Quand Rumiz fête ses soixante ans, le 20 décembre 2007, la frontière Schengen tombe : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie et Malte entrent dans la Communauté européenne. Avec des amis, il a fait la bringue dans une auberge au milieu des bois, tout près d’un poste frontière piétonnier. Ensemble, avec des Slovènes arrivés de leur côté à minuit, ils réduisent en pièces le poteau « historique » en blanc, rouge et bleu, et un ami juif lui lance : « Et maintenant, vieux barbichu, elle va te manquer, cette foutue frontière ».

    Prophétique pour ce Triestin « posé entre des langues et des cultures, entre la mer et la montagne » et qui rêve de « terres sauvages ». Point de départ : Kirkenes en Norvège où il est arrivé en autocar, « au fond d’un fjord qui a l’air d’un lac ». Six kilos de bagage pour voyager léger et se déplacer facilement. Kirkenes est limitrophe avec la Russie, la Finlande et la banquise arctique. Monika Bulaj, sa compagne de 42 ans, photographe et écrivain, qu’il va accueillir à l’aéroport, est née à Varsovie, parle russe et « possède un talent inné : se faire accepter » partout et par tous. 

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    Source : 
    http://blogs.tv5.org/.a/6a00d83452081969e20147e3a445a9970b-320wi

    Le bateau où ils embarquent pêche des crabes géants, monstres introduits par des scientifiques russes dans les eaux de la péninsule de Kamchatka et qui s’y sont multipliés en dévorant tout sur leur passage, jusqu’aux algues des fonds marins. Ces crabes peuvent peser jusqu’à vingt kilos et font les délices des restaurants norvégiens. Le commandant avec qui Paolo sympathise lui offre un gros poisson pour lui souhaiter bon voyage : « dans le Grand Nord, un poisson est un fameux cadeau, c’est le symbole antique de la chrétienté, qui dans le monde russe ne doit jamais être refusé. » Il passera à l’est avec une morue argentée suspendue à son sac à dos.

    Une carte manuscrite de Paolo Rumiz, au début de son récit, permet de suivre son itinéraire le long ou de part et d’autre de la frontière orientale de l’Europe, et d’y repérer les étapes essentielles, les lieux, les régions aux noms anciens, les fleuves et les paysages. En minibus, avec d’autres, ils passent les différents contrôles : « Ici, Poutine n’a pas d’Etats tampons entre lui et la forteresse européenne, ce qui fait que la frontière est encore celle de 1945, embouteillée de militaires ». 

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    De longues heures de route avant d’atteindre Mourmansk : dans un carnet, Rumiz note ce qu’il voit par la fenêtre, décrit les voyageurs, ses impressions. Dans « la ville la plus septentrionale du monde », il arrive assez fatigué – « à mon âge, voyager sac au dos par les transports publics, c’est de la folie. Mais tant pis. C’est lors des attentes que l’on rencontre le monde. » A la gare où ils achètent leur billet vers le Sud, prise de conscience soudaine des distances : Saint-Pétersbourg est à 27h32’, Vologda à 36h51’, Astrakhan 65h39’…

    « Nous sommes en juin et il fait aussi froid qu’au mois de mars. » Il tremble sous ses vêtements légers. Borée, Barents, Kola, Mer Blanche, Carélie, Baltique, Terres du milieu, La cité des « K », Vistule, Niemen, Carpates, Dniestr, Mer Noire, les titres des treize chapitres balisent ce périple hors du commun, loin des itinéraires de voyages organisés. Des terres boréales où vivent les « vrais hommes » éleveurs de rennes à la douce Podolie (en Ukraine, au-delà des Carpates) où coule le Dniestr, fleuve qu’il juge encore plus grandiose que la Loire ou le Rhin, l’Europe descendue quasi à la verticale est surtout une succession de rencontres exceptionnelles. 

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    « A l’est, c’était mieux. Davantage de fraternité, de communication, de curiosité. » Paolo Rumiz et Monika n’oublieront pas Alexandre, l’orphelin sorti de prison ; Mariusz, l’écrivain polonais du lac Onega, l’homme-loup ; Alia, veuve et magicienne des blinis, qui vit du troc ; Adamov, Estonien russophone, leur chauffeur improvisé ou Rita et Volodia, deux vieux Russes qui les accueillent en Lettonie – entre autres. « Le peu qui reste de l’âme européenne habite ici, près des oubliés. Les Russes, les Slaves, les Juifs qui ne sont plus là ; peut-être les Tziganes. »

    « En Russie, tant pis pour qui salue quelqu’un, s’il n’a pas quelques heures à lui consacrer, parce que ce quelqu’un répondra certainement à son salut et l’invitera à fraterniser. » Ni cours d’histoire ni cours de géographie, Aux frontières de l’Europe est une succession d’expériences et surtout de rencontres. Raconter, écouter, apprendre, comprendre. « Chemin faisant. »

  • Tension

    « On nous a emmenées prendre un peu l’air. Nous sommes montées, musiciennes et chanteuses, à bord d’une dizaine de barques, une véritable petite flotte où nous nous sommes assises. Debout à la poupe derrière nous, les bateliers poussaient sur leurs rames en silence, ce qui ne m’empêchait pas de percevoir leur tension, on devinait que notre présence à bord les troublait, nous sommes des êtres étranges, ils nous considèrent comme des créatures d’un autre monde. Nous sortons masquées, car nos concitoyens ne doivent pas voir nos traits. J’ai complété la fermeture de mon visage en gardant les paupières baissées. La ville, j’ai préféré l’écouter. Des bruits jamais entendus arrivaient à mes oreilles, j’essayais d’imaginer leur source. »

    Tiziano Scarpa, Stabat Mater 

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    Entrée (à droite) de la chapelle de l'Ospedale della Pietà 
    telle que Vivaldi et ses jeunes musiciennes l'ont connue.


  • Cecilia dolorosa

    Stabat Mater de Tiziano Scarpa (2008, traduit de l’italien par Dominique Vittoz) est un roman d’une étrange beauté, intense. « Madame Mère, au cœur de la nuit, je quitte mon lit pour venir, ici, vous écrire. » Une orpheline de l’Hospice de la Pietà à Venise, que l’angoisse tient éveillée, sait à présent lui tenir tête, elle écrit en secret sur de vieilles partitions à celle qui l’a abandonnée, dont elle ne sait rien. 

    Stabat mater Vivaldi.jpg
    L'enregistrement préféré de Tiziano Scarpa (Note de l'auteur) 

    Devant la masse obscure des eaux noires qui tentent de la submerger, elle tient : « Je suis encore quelque part, je suis là, étrangère à cette dévastation, l’angoisse ne me possède pas tout entière, il me reste un endroit où m’abriter et dire je. » Chaque nuit, elle quitte le dortoir et monte l’escalier, s’assied sur la plus haute marche, son « endroit secret ». Paragraphes de quelques lignes, parfois d’une page, quand elle dialogue avec la tête aux cheveux de serpents noirs, sa mort, qui lui tient compagnie.

    Sa mère se souvient-elle encore d’elle ? Cécilia se sent perdue, guettée par l’amertume. Elle décrit ce qu’elle vit et ce qu’elle imagine : il y a seize ans, une jeune fille honteuse de son secret, enceinte par amour ou par caprice, d’une violence peut-être ? C’est à quatre-cinq ans qu’elle a suivi une ombre jusqu’aux cabinets du rez-de-chaussée, qu’elle l’a écoutée gémir dans l’effort, qu’elle a entendu pleurer son « excrément » – avant de s’enfuir. Elle n’a jamais su qui c’était, ce qu’est devenu le nouveau-né, une des fillettes de l’hospice ? Mais alors, sa mère y est, y était peut-être aussi ?

    Il y a des années, sœur Amelia, une jeune religieuse, était venue chercher leur camarade Anastasia : une dame avait à un bracelet la moitié d’une pièce de monnaie qui s’ajustait parfaitement à la moitié détenue par la religieuse, mère et fille s’étaient retrouvées, et la religieuse avait ensuite disparu, « réprimandée pour avoir permis ces retrouvailles en présence des petites pensionnaires ». Depuis, Cecilia rêve de ce tout recomposé, se demande si pour elle aussi, on a déposé un signe de reconnaissance.

    Ce n’est qu’au tiers de Stabat Mater qu’apparaît la musique. Cecilia joue avec les autres instrumentistes ce qu’écrit le vieux don Giulio pour les messes et les concerts, une musique répétitive, « exténuée », « écrite pour des gens qui n’ont plus la force de rien ». Dans l’église carrée, sur les murs latéraux, deux grandes tribunes se font face, garnies d’une dentelle de métal doré à travers laquelle les musiciennes peuvent suivre les gestes des autres en face delles et le bras du vieux prêtre, mais qui ne laisse voir aux gens assis en bas que des silhouettes. Un jour, Cecilia n’en peut plus et fait crier sur son violon une méchante note – tout s’interrompt. On l’emmène, elle perd connaissance. Sœur Teresa lui parle, l’incite à manger pour être plus solide.

    Dès leur jeune âge, les orphelines sont exercées à chanter et à jouer d’un instrument. Celles qui n’ont ni voix ni dispositions auront d’autres tâches. Les plus douées apprennent le solfège, « l’harmonie de l’air et de l’encre ». Cecilia est chargée de la classe des cadettes, elle les incite, pour les éveiller, à imiter sur leur violon le cri des hirondelles.

    Un soir, elle ne trouve plus ses feuilles. Quelques jours plus tard, sœur Teresa l’appelle et l’emmène en cachette jusqu’à un placard dont elle sort son dossier. Dedans, peu de chose, mais assez pour nourrir de nouveaux envols imaginaires. C’est alors qu’apparaît le nouveau maître de violon, un jeune prêtre aux cheveux roux,  et cette fois « la musique de don Antonio remplit nos yeux, pénètre nos têtes, anime nos bras. » La vie de Cecilia prend un nouveau sens. Stabat Mater (prix Strega 2009) est l’hommage de Tiziano Scarpa à son compositeur favori, Antonio Vivaldi.
     

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    Textes & prétextes, cinq ans